Je partage avec vous une nouvelle que j’avais écrite il y a des années. Le titre: « maman va s’inquiéter » ou la rencontre après plusieurs années de trois anciennes amies dans le RER.
Bonne lecture!
Maman va s’inquiéter
Il y a quelques minutes, ça a été un véritable combat pour monter dans ce RER à Gare de Lyon. Coup de pas de chance, les transports sont en grève. Ils ont décidé ça comme ça, sans demander l’avis de personne — surtout celui de nous les parents — pendant que je me trouvais au boulot.
Ça faisait bien une heure que j’attendais sur ce quai bondé. Je ne vous raconte même pas les plaintes, les cris, les insultes qui ont fusé, ni le grand écart que j’ai dû faire pour monter dans la rame de peur de tomber sur les rails — allez savoir ce qui peut arriver pendant les bousculades ! Moi, je n’avais qu’une seule idée en tête : prendre ce RER coûte que coûte afin de pouvoir récupérer à temps mes enfants à l’accueil (lieu servant de repli aux enfants dont les parents travaillent et qui ne peuvent donc pas rentrer chez eux à 16 heures). Heureusement que je suis sortie du boulot plus tôt que prévu. Je n’aimerais vraiment pas être à la place des passagers tardifs, ceux qui arriveront sur ce quai dans quelques heures pour rentrer chez eux. Déjà que la mienne de place n’est pas la meilleure !
Oui, j’ai dû moi aussi bousculer, mettre ma politesse de côté afin d’entrer dans ce wagon surchauffé. J’ai même trouvé une place assise ! Un homme, qui a du sentir que j’allais m’effondrer m’a laissé sa place en me disant « Asseyez-vous Madame, je descends au prochain ». Il ne me l’a pas dit deux fois le monsieur. En m’asseyant, j’ai ressenti pour lui une profonde gratitude comme s’il m’avait sauvé la vie. Qui me parlait d’incivisme dans le RER ?
Je m’assois donc à la fenêtre… Non, plutôt je m’écroule, c’est le mot… Je pose ma tête sur la vitre et je ferme les yeux. J’essaie de faire le vide, je n’arrive pas à lutter contre ce sentiment de découragement qui m’envahit. Je pense à cette routine que je supporte de moins en moins. Les levers aux aurores, les trajets qui pourraient être simples si tout marchait correctement, la fatigue qui s’accumule, les couchers tardifs. Je me demande si je serai forte pour mes enfants, parce que je ne supporte plus ces grèves, je ne supporte plus cette odeur pesante dans le train qu’il fasse chaud ou froid, parce qu’on voyage très souvent serré. Et puis, parce que j’ai l’impression que finalement, je ne profite plus de mes enfants.
Le soir, c’est une maman épuisée qui vient les chercher. J’en arrive à me demander s’il ne serait pas préférable que je cesse temporairement de travailler. Je visualise ma mère en train de me dire d’être forte. Les larmes me montent aux yeux. Autant mieux ne pas observer les visages autour de moi, car je sais ce que j’y verrais, de la fatigue, de la lassitude et sans doute de la résignation. Rien de bien surprenant. Rien d’encourageant.
Les rails commencent doucement à défiler sous mes yeux. Et je me résous à abandonner mes pensées négatives à la gare de Lyon, à penser à des choses belles, comme les vacances qui arrivent… Oui encore cinq mois à tirer. À mes enfants que je reverrais dans moins d’une heure… si le train ne s’arrête pas en plein milieu du trajet pour cause de… feux de signalisation défectueux, ou d’une alarme tirée à tort…ou à raison — en fait on ne veut même plus savoir ! Bon pour les pensées positives, on repassera! Ce n’est décidément pas le moment.
Nous arrivons à Maisons-Alfort. Mes deux voisins se lèvent et deux jeunes femmes qui étaient debout, leur dos face à nous sur le couloir, prennent précipitamment les places vacantes. Faut dire que la passagère assise en face de moi s’était penchée sur les sièges comme pour les réserver. Un geste qui n’a pas été du goût du voyageur le plus proche. Mais vaincu, il a laissé les deux copines s’asseoir non sans leur jeter un regard assassin.
C’est la jungle dans le RER. Que voulez-vous ?
Moi, je regarde dehors. Je prie le ciel de vite arriver chez moi. Aucun mot pour décrire cette chaleur qui semble de plus en plus lourde. Je ne respire pas. Je suffoque, et je ne suis pas la seule ! Apparemment, la dame à ma gauche semble être dans le même état que moi.
– Ouf ! je suis assise ! Je faisais encore une minute debout, je pense que je n’aurais pas tenu. J’ai hâte d’arriver chez moi
– Ah, parce que tu vis chez toi maintenant Céline ? lui demande sa voisine, l’autre jeune femme qui venait de prendre la place à côté d’elle.
– Non Caro, ça n’a pas changé depuis. J’aurais dû dire chez maman. Suis toujours chez ma mère !
– Pareil que moi donc ! lui répond la dénommée Caro. Je vis chez mes parents.
Si je comprends bien, je suis assise à côté de Céline qui, d’après ce que j’entends, vit chez sa mère, puis à coté , il y a Caro qui elle aussi vit chez ses parents. Et en face de moi, leur copine qui a tantôt réservé les places et qui, pour l’instant n’a pas de nom.
Je n’ai même pas à tendre l’oreille pour écouter la suite. Je fais partie de leur décor. J’entends une nouvelle fois la voix de Caro:
– Ça fait bien trois ans qu’on a terminé notre master 2 toutes les trois non ?
– Ah oui ! ça passe super vite le temps ! Et tu bosses Caro ? demande Céline.
– Si on peut appeler cela « bosser » …des petits stages par-ci par-là. En fait, je ne fais pas de stage, je les collectionne. Je commets la bêtise à chaque fois de croire à des promesses d’embauche, mais au final rien de rien ! Suis toujours chez mes parents chez qui il y a des règles, et où il est difficile de faire ce qu’on veut.
– À qui le dis-tu ?
– Et puis mon mec, ça fait cinq ans qu’on est ensemble, on aimerait bien s’installer. Mais lui aussi, il est dans la même galère. Il n’a rien trouvé depuis la fin de ses études. Je rêve d’avoir ce CDI. Si tu savais. Je ne supporte plus ma mère qui est tout le temps sur mon dos.
– Et là, tu fais quoi donc ?
– Suis en stage à Areva. Ils m’ont prolongé aujourd’hui.
– Ils t’ont donné un CDI ?
– Tu rigoles ou quoi ? Un stage Céline ! Un stage, je dis.
– Bon, ils ne t’ont pas virée, c’est déjà ça ! Il y a de l’espoir.
– De l’espoir? j’essaie de donner le max de moi pour qu’ils m’embauchent, mais je n’en ai plus vraiment.
– Ben écoute, toi, t’es en stage. Moi, je pointe au RSA. Suis chez ma mère moi aussi. Je me dis, heureusement que je ne suis pas à la rue. Mais c’est clair que pour se construire un avenir, ce n’est pas chez nos parents qu’on le bâtira ! je rêve de partir moi aussi. D’être libre de tout. De pouvoir me prendre en main. Des choses banales comme être prélevée pour EDF, ou GDF machin, de construire quelque chose avec quelqu’un, d’avoir des enfants un jour. J’ai 25 ans et j’ai un master 2 Putxxx !
Sans le vouloir, je regarde ma voisine, celle qui se nomme Céline. Je remarque ses cheveux. Elle est coiffée d’un joli chignon avec ses cheveux blonds. Elle tourne sa tête vers moi. J’aperçois un regard triste et je détourne rapidement mon regard.
– Je me souviens bien de ta maman Céline, reprend Caro. Toujours à nous encourager quand on était au lycée toutes les trois. Même à l’université d’ailleurs . Bossez les filles elle nous disait, c’est votre passeport pour votre indépendance.
– Ben écoute Caro, elle me le dit toujours en plus. Je lui réponds que j’ai bien bossé, que j’ai un master 2 et que je n’ai jamais été aussi dépendante.
– Tu m’étonnes !
– Autonome, je l’ai été moi lorsque j’ai eu un premier CDD….
C’était la troisième fille qui parlait. C’est elle qui avait auparavant fait le geste de réserver les sièges pour que ses copines puissent s’asseoir. Elle n’avait jusqu’alors rien dit pendant l’échange tenu par ses copines Caro et Céline. Elle était dans un premier temps en face de moi, puis avait pris le siège à côté quand celui-ci s’était libéré. Elle se trouvait maintenant face à Céline. Je l’observais, elle était tout aussi jolie que ma voisine au chignon. Elle avait un beau teint chocolat clair. Elle portait ses cheveux non défrisés en afro. Quelle classe! Elle avait parlé avec gravité et j’avais compris que toute jolie qu’elle était, elle avait déjà perdu beaucoup de son insouciance, comme ses amies. Elle continua :
– Oui, oui les filles, j’ai été autonome. J’ai tout de suite pris un appart. Je suis partie de chez ma mère où je pensais naïvement que ce n’était plus vivable.
– Et ?
– Puis, j’ai eu mon appart, mais mon boulot n’a pas duré. Mon CDD est bien resté un CDD car ils ne m’ont pas embauchée, malgré leurs belles promesses. Après, au niveau des charges, il fallait suivre quoi! Je ne pouvais plus payer mon loyer. Tu sais GDF machin comme tu dis, ça ne rigole pas ! J’ai rappelé ma mère et je lui ai expliqué la situation. Elle m’a prêté de l’argent et elle m’a dit que sa porte me serait toujours ouverte, c’était à moi de voir… et toute honteuse, je suis revenue vivre chez elle. Vous parlez d’indépendance, vous ne savez pas ce que c’est !
– Et t’as un boulot Jess, t’as retrouvé quelque chose ?
– J’en reviens ! je bosse au Mac Do !
– Avec ton Master 2?
– Céline, Tu veux que je crève de faim ou quoi! je préfère bosser. Ma mère m’a encouragé à postuler au Mac do. Vous vous souvenez de notre dernier jour à la fac avec nos rêves plein la tête? Je suis réaliste maintenant. J’ai accumulé comme vous les stages. Et j’ai eu très peu de CDD. Aujourd’hui, avec mon master 2, je serai peut-être un jour promue manager. Baissez vos prétentions les filles, vous trouverez certainement quelque chose de durable !
Le sourire de Jess était amer.
– Parce que tu veux être Manager au Mac do ? Sérieusement. Je te connais Jess, même si nous nous sommes un peu perdues de vue.
– Non Caro, je respecte ce travail, mais effectivement, ce n’est pas mon plan de carrière. J’aspire à plus. Et puis, j’ai vu ma mère se saigner pour moi. Elle a tout fait pour que j’ai mon bac et tu te souviens en Terminal ? J’aurais pu mal tourner. Elle m’a poussée à l’université. Elle m’a encouragée pour que j’obtienne ce master 2. Je l’ai vu travailler plus que de raison. Et heureusement que j’avais la bourse. Elle a besoin de se reposer maintenant ; c’est à moi de m’occuper un peu d’elle. Sans elle, je ne sais même pas où je serai.
– Je ne sais pas Jess, mais… peut-être que j’en arriverai là. Le Macdo après Areva !
– Tu sais même au Mac do, il y a de la concurrence. Je suis loin d’être la seule surdiplômée là-bas ! Mais bon, je sais très bien ce que je fais….Je n’y resterai pas longtemps.
– Tu t’en iras ?
– Oui Caro, je mets de coté en vivant chez ma mère et je partirai.
– Où ?
– Très loin d’ici. Tu te rends compte, après tous ces efforts, nos études, toutes ces nuits à bachoter, tu ne crois pas qu’on a le droit à quelque chose de plus valorisant ?
– Et tu crois que c’est mieux ailleurs Jess ?
– Je ne saurais jamais si je n’y vais pas. Qu’est-ce qui peut m’arriver ? Au pire, je retourne chez ma mère.
Nous arrivons à Brunoy. Le train s’était à peu près vidé. Ouf ! je respire enfin! Je respire quand je pense que finalement je n’ai pas à me plaindre. Je me dis en voyant ces trois jeunes filles qui ont du mal à commencer leur vie d’adulte que je ne suis pas si mal lotie que cela. Je me dis finalement que j’estime ce que j’ai. Que j’adore mon boulot. Que les transports ne sont finalement pas un problème parce qu’en ouvrant les yeux, en tendant les oreilles, on peut y faire de belles rencontres. Que les grèves, ce n’est pas tous les jours, faut pas exagérer non plus! Que les trajets passent vite quand j’ai un livre à la main. Puis qu’au final, tout va bien ! Voilà, je relativise tout en bloc.
J’aurais aimé redonner espoir à ces filles, leur dire de ne pas baisser les bras, de garder espoir, de tenir bon. J’aurais bien aimé pouvoir les aider, leur donner le job de leur rêve d’un coup de baguette magique. Mais je me dis d’un autre côté, que c’est aussi cela la vie d’adulte, ce parcours non linéaire semé d’embuches, mais où le plus persévérant gagne.
Je suis stoppée dans mes pensées par Jess qui se lève
– Suis arrivée ! Je descends. Tu diras bonjour à ta mère de ma part Céline. Bonjour à tes parents Caro ! Elle se lève et se dirige rapidement vers la porte. Caro l’interpelle :
– Attends Jess, on pourrait fêter nos retrouvailles en allant prendre un verre à Melun ?
– Ah non Caro ! Surtout pas ! si je rentre tard, maman va s’inquiéter. On se dit peut-être à demain à la gare de Lyon ?
Elle n’attend pas la réponse. Les portes se referment sur elle.
Et le trajet a continué dans le calme complet, Caro la tête plongée dans son portable qu’elle semblait ne pas voir et Céline, les yeux fixant un point situé peut-être quelque part vers cet avenir qui lui semblait à cet instant incertain.